En partenariat avec RTFlash Edito du Sénateur René Trégouët 26/07/2018
edito_les_insectes_aussi_sont_intelligentsAvec plus d’un million d’espèces connues dans le monde (dont 35 000 en France), les insectes représentent au moins 80 % de l’ensemble des êtres vivants présents sur Terre. Ces animaux sont les premiers à être apparus sur notre planète, il y a environ 400 millions d’années, et à s’être adaptés à la vie terrestre.

Rappelons qu’en dépit de la présence d’espèces nuisibles et ravageuses, qui peuvent transmettre des maladies ou détruire les récoltes, les insectes sont indispensables à l’équilibre complexe de l’environnement et jouent globalement un rôle très bénéfique, puisque plus du tiers des cultures mondiales en volume dépendent directement des services de pollinisation rendus par ces petits animaux. Des travaux menés par l’Inra et le CNRS avaient d’ailleurs estimé ce service rendu par les insectes pollinisateurs à 153 milliards d’euros en 2005, soit 10 % de la valeur de l’ensemble de la production alimentaire mondiale. Et encore cette estimation ne tient-elle pas compte des inestimables services que rendent également les insectes dans la formation des sols, le maintien de leur fertilité et leur assainissement.

Si la communauté scientifique a depuis longtemps admis qu’il existait une forme « d’intelligence collective » chez de nombreuses espèces d’insectes, elle considérait, jusqu’au début de ce siècle, que les insectes étaient dépourvus de toute conscience et de toute intelligence, au sens on l’on entend cette faculté chez les mammifères supérieurs. Mais en quelques années, ce paradigme a été remis en cause par de nombreuses recherches qui montrent de manière fascinante que, chez les insectes, intelligence collective ne s’oppose pas à l’intelligence individuelle, loin s’en faut…

Il est vrai que l’intelligence de groupe dont font preuve certaines espèces d’insectes a longtemps occulté les facultés cognitives individuelles dont disposent certains insectes. L’exemple-type de cette organisation commune reste bien sûr celle des fourmis qui possèdent une extraordinaire capacité à travailler en groupe, notamment lors de la récolte de nourriture. Tels des ouvriers spécialisés, certaines fourmis vont en effet découper les feuilles des arbres, alors qu’une autre équipe de « ramasseuses » va aller récupérer ces feuilles afin de les ramener à la fourmilière.

En août 2015, des scientifiques de l’Université catholique de Louvain (Belgique) et de l’Université technique du Moyen-Orient ont cherché à comprendre comment pouvait émerger cette division des tâches. Ces chercheurs ont simulé le comportement de fourmis coupes-feuilles avec une colonie de robots, en utilisant des robots, programmés pour réaliser des tâches simples (ramasser un objet, se déplacer…). Ces travaux ont notamment permis de montrer qu’au bout de 500 générations, ces robots, comme le font les fourmis dans la nature, commencent à s’entraider de plus en plus efficacement, non seulement en se répartissant mieux les tâches mais également en en modifiant l’ordre, de façon à ne pas ralentir la cadence de récolte, de transport et de stockage de nourriture…

Cette forme redoutablement efficace d’intelligence collective, également présente chez les abeilles, repose sur la stigmergie, c’est-à-dire la capacité de se coordonner, sans avoir besoin de communiquer. Dans ce modèle à faible consommation informationnelle, c’est la trace spécifique laissée par un individu qui va suffire pour déclencher l’action d’un autre individu. Ce modèle stigmergique constitue aujourd’hui une source d’inspiration pour les recherches en robotique et pourrait permettre aux robots, dans des environnements complexes, d’agir efficacement et de manière coordonnée, même en l’absence d’instructions et de communication.

Mais une autre étude publiée en 2012 par des chercheurs du centre de recherches sur la cognition animale (CNRS/Université Toulouse III – Paul Sabatier), dirigés par le professeur Martin Giurfa, a montré, de façon bien plus inattendue, que les insectes possèdent non seulement une forme remarquable d’intelligence collective, mais également, pour certains d’entre eux, la capacité d’élaborer des concepts abstraits, une faculté qu’on croyait réservée aux seuls mammifères supérieurs (Voir PNAS).

Ces recherches ont en effet permis de montrer que les abeilles sont capables de générer puis de manipuler des concepts afin d’accéder à une source de nourriture. Dans ces expériences, un groupe d’abeilles a été entraîné à pénétrer dans une enceinte, afin de récolter de la solution sucrée. Dans cette enceinte, les abeilles rencontraient deux stimuli placés chacun sur une cloison. Chaque stimulus était composé de deux images distinctes soit l’une au-dessus de l’autre, soit l’une à côté de l’autre.

Les chercheurs avaient placé un orifice au centre de ces paires d’objets, délivrant, soit une récompense, de l’eau sucrée, soit une punition, en l’occurrence une goutte de quinine. L’idée était que les abeilles soient récompensées en fonction de leur niveau de compréhension du concept « au-dessus de », ou au contraire punis, en fonction de leur compréhension du concept « à côté de ». Pour corser ce dispositif d’évaluation, les chercheurs faisaient varier en permanence les images, tout en maintenant les relations « au-dessus de » et « à côté de » ainsi que leurs associations respectives, soit à la récompense, soit à la punition. Contre toute attente, après seulement une trentaine de tentatives, les abeilles avaient appris à reconnaître sans la moindre erreur la relation qui leur donnait accès à l’eau sucrée…

Dans une autre expérience, ces abeilles étaient exposées à de nouvelles images dont le seul point commun avec les figures de l’entraînement était leur disposition. Les abeilles ont également réussi cette nouvelle épreuve : alors qu’elles n’avaient pourtant jamais vu ces nouvelles images, elles ont rapidement choisi correctement la cible en fonction de cette relation d’ordre abstrait. L’ensemble de ces expériences très rigoureuses a permis, au final, de confirmer de manière très solide que ces abeilles étaient également capables de comprendre et de manipuler le concept de « différence » pour prendre leur décision.

Cette étude, confortée depuis par d’autres travaux, est considérée comme un tournant dans les recherches sur l’intelligence animale et elle remet sérieusement en question la certitude longtemps établie que seuls des cerveaux de mammifères sont capables d’élaborer un savoir abstrait et conceptuel.

En octobre 2015, une autre étude réalisée conjointement par l’équipe de Martin Giurfa et Jean-Marc Devaud au Centre de recherche sur la cognition animale, en collaboration avec des chercheurs du laboratoire Évolution, génome, comportement et écologie et de l’université Libre de Berlin, a cherché à mieux évaluer les capacités des abeilles à résoudre des discriminations complexes dites non linéaires qui requièrent un traitement cognitif particulièrement élaboré. (Voir Etude dans les PNAS).

Dans ces recherches, les scientifiques ont travaillé sur une population d’abeilles qui recevaient deux odeurs A ou B récompensées avec une gouttelette de sucre mais, chaque fois que A et B étaient présentées simultanément, aucune récompense n’était offerte. Ces présentations étaient proposées de façon aléatoire et ces abeilles devaient donc apprendre à répondre aux odeurs A et B et à inhiber leur réponse au mélange AB non récompensé. Les abeilles, là encore, ont réussi rapidement à résoudre ce problème pourtant complexe, car non linéaire, qui peut se résumer ainsi « Si A et B sont récompensés, AB doit être doublement récompensé ».

En mars 2016, une étude australienne, intitulée « Ce que les insectes peuvent nous dire des origines de la conscience » avait fait sensation dans le monde scientifique (Voir PNAS). Ce travail très sérieux, réalisé par les chercheurs Andrew B. Barron et Colin Klein (Université de Santa Barbara, en Californie), a en effet montré que les ganglions cérébraux – qui servent de centres de l’information chez les insectes – sont structurellement proches du mésencéphale (l’une des trois grandes régions du tronc cérébral). Or le mésencéphale nous permet de nous positionner dans l’espace et joue un rôle-clé, chez de nombreux poissons et mammifères, en autorisant la formation d’une impression subjective qui semble correspondre à une forme première de conscience.

Mais il semble que chez les abeilles, cette conscience du premier niveau soit également présente et même particulièrement développée, sans doute selon cette étude, parce que celles-ci pour accomplir leurs différentes tâches, ont dû, au fil d’une longue évolution,  apprendre à évoluer dans un environnement vaste, complexe et instable : elles doivent notamment  pouvoir se repérer à plusieurs kilomètres de la ruche et traiter rapidement une multitude de données sensorielles.

Enfin, il y a quelques semaines, une passionnante étude réalisée par des chercheurs du CNRS est venue enrichir et conforter ces précédentes recherches, en  vérifiant l’hypothèse d’une véritable intelligence chez certains insectes (Voir CNRS). De précédents travaux avaient déjà montré que certains vertébrés maîtrisaient des concepts numériques complexes, notamment l’addition ou la notion de zéro. Ces chercheurs ont donc voulu vérifier si les abeilles pouvaient elles aussi comprendre le concept de « plus grand que » et « plus petit que ». Ils ont d’abord appris aux abeilles à venir boire sur un dispositif expérimental associant une plate-forme à une image. Si les abeilles choisissaient l’image comportant le moins d’éléments, les abeilles avaient accès à de l’eau sucrée ; en revanche, le choix du plus grand nombre d’éléments débouchait sur l’accès à une solution amère de quinine. En choisissant sans hésiter l’image vide comme étant celle comportant le moins d’éléments, les abeilles ont montré qu’elles étaient capables d’extrapoler en considérant que le zéro est inférieur à 5, 4, 3, 2 ou 1. Dans cette remarquable expérience, les abeilles ont donc montré clairement qu’elles pouvaient, dans certaines conditions, assimiler le concept fondamental de zéro pour faire le bon choix…

Enfin il faut évoquer de récentes recherches menées dans le domaine de la biorobotique par l’équipe du Professeur Mandyam Srinivasan, de l’Université de Queensland en Australie. Ces scientifiques ont voulu savoir comment les abeilles, dépourvues de vision binoculaire, pouvaient évoluer dans un espace en trois dimensions avec une telle virtuosité et une telle efficacité, empruntant très facilement de minuscules orifices et parvenant toujours à leur but en un temps record. Selon ces chercheurs, cette étonnante aptitude repose sur l’utilisation par les abeilles du « flux optique », c’est-à-dire de la séquence d’images captées par l’observateur en mouvement. C’est cet « instrument de vol » qui permettrait aux abeilles, malgré leur vue très médiocre, de pouvoir se déplacer sur de longues distances très rapidement, en évitant les obstacles et en prenant toujours le chemin le plus court.

Toutes ces recherches récentes montrent donc que de nombreux insectes, et en particulier les abeilles, qui doivent aller chercher leur nourriture sur de grandes distances (plus de 10 km) et évoluer dans des environnements complexes, savent faire preuve de véritables comportements intelligents, qui ne relèvent pas de l’instinct ou de la seule programmation génétique. Cette découverte à présent incontestable marque un tournant majeur, non seulement dans la connaissance du comportement et des capacités des animaux dits « moins évolués » mais également, et de manière bien plus large, en matière de compréhension des différents processus cognitifs à l’œuvre dans la nature et des multiples formes d’intelligence qui se sont développées à la faveur d’une très longue évolution de plusieurs centaines de millions d’années. On ne peut qu’être émerveillé par le fait que les insectes, avec un cerveau en moyenne un million de fois plus petit que le nôtre (et 100 000 fois moins de neurones pour l’abeille), soient pourtant capables de révéler, dans certaines circonstances, des capacités cognitives insoupçonnées et tout à fait remarquables.

Ces récents et passionnants travaux, tous convergents, doivent nous amener à reconsidérer notre regard sur ce monde encore très mystérieux et largement inconnu des insectes. Ces minuscules êtres vivants semblent en effet, par bien des aspects, défier les lois de l’information et de la cognition. Ils semblent notamment, au moins pour certaines espèces, appliquer un fascinant principe « d’économie cognitive » qui leur permet, avec un minimum d’énergie et un substrat biologique et cérébral rudimentaire par rapport au nôtre, d’accomplir de véritables prouesses dans la nature, bien éloignées des comportements conditionnés et stéréotypés dans lesquels nous les avons si longtemps enfermés…

Nous avions déjà d’excellentes raisons, compte tenu des immenses services qu’elles rendent à l’homme et la nature, de vouloir préserver certaines espèces d’insectes malheureusement de plus en plus menacées par la destruction de leur environnement et la pollution. Nous avons à présent une raison supplémentaire de sauvegarder et d’étudier ce monde immense et si diversifié des insectes : comprendre et, si possible, apprendre à utiliser à notre profit, leurs prodigieuses capacités cognitives, pour concevoir les ordinateurs, les robots et les logiciels intelligents de demain !

René TRÉGOUËT

Sénateur honoraire

Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat